Affaiblissement des institutions, dérives des comptes publics, absence d’autorité, inefficacité du gouvernement et de l’Administration… Un an après l’élection de Béji Caïd Essebsi à la présidence, la déception est palpable.

Béji Caïd Essebsi en avait fait la promesse solennelle : sitôt élu, il restaurerait l’autorité et le prestige de l’État tunisien (haybet el-dawla), abîmés par la gouvernance de la troïka et par les « excentricités » de son adversaire, Moncef Marzouki, le président provisoire désigné en décembre 2011 par l’Assemblée constituante. Entre le leader de Nidaa Tounes, disciple de Bourguiba et issu d’une famille de la bourgeoisie tunisoise, et Marzouki, l’homme au burnous, ancien dissident sous Ben Ali, qui revendiquait fièrement son appartenance sudiste et sa filiation youssefiste (son père, mort en exil au Maroc, était un partisan de Salah Ben Youssef, l’ennemi intime de Bourguiba), l’opposition de style était quasi manichéenne. Le duel a tourné nettement à l’avantage du premier, qui l’a emporté avec 55 % des suffrages au soir du 21 décembre 2014.

Un an après, le compte n’y est pas. Dans les faits, une rupture s’est bien opérée, mais elle ressemble à un ravalement de façade. Certes, le président, ses collaborateurs et ses ministres sont mieux habillés, plus policés, ils contrôlent ou tentent de contrôler leur expression. Ils savent donner le change à l’international. Mais le terrorisme est toujours vivace et l’économie toujours en berne (elle est même entrée techniquement en récession en 2015).

Surtout, aucun des problèmes récurrents qui polluent le quotidien des Tunisiens n’a été véritablement réglé. Les ordures continuent à s’amonceler dans les rues, les incivilités n’ont pas diminué, l’administration est toujours aussi pléthorique et inefficace, et l’État trop souvent aux abonnés absents. Qu’il s’agisse de la lutte contre l’occupation anarchique du domaine public (le trottoir, pour dire les choses plus prosaïquement), le saccage du littoral maritime, les constructions illégales, les jardins d’enfants sans autorisation, les progrès, quand il y en a, sont lents, trop lents.

Les trafics constituent une véritable économie parallèle
Aujourd’hui comme hier, l’autorité de l’État est ouvertement défiée dans le sud du pays (où de nombreux postes de police et de la garde nationale ont été incendiés lors de troubles, entre janvier et mars), dans le bassin minier des phosphates de Gafsa et dans certaines régions frontalières avec l’Algérie. La contrebande reste florissante, en dépit de la construction d’un « mur » de séparation avec la Libye, décidée après l’attentat du Musée du Bardo, le 18 mars. Une économie parallèle (qu’il ne faut pas confondre avec l’économie informelle) s’est développée, contrôlée par une poignée de caïds qui se sont organisés en syndicat.

« Le phénomène avait commencé sous le régime de Ben Ali, explique, sous le sceau de l’anonymat, un journaliste qui a enquêté sur le sujet. Le commerce informel avec la Libye – on ne parlait pas encore de contrebande – était une soupape de sécurité, un os à ronger qu’on avait donné à ces populations abandonnées à leur sort. Une sorte d’accord tacite s’était instauré : les autorités fermaient les yeux à condition que les passeurs dénoncent les trafiquants d’armes et de drogue. Les réseaux et les circuits se sont mis en place à cette époque. Ils se sont affranchis à la faveur de l’affaiblissement de l’État et du chaos libyen, après la révolution. Les contrebandiers se sont tournés vers des activités plus lucratives qui leur étaient interdites auparavant : les armes et la drogue. »

Ces réseaux ont engrangé des bénéfices colossaux et disposent désormais d’une force de frappe financière impressionnante, de relais d’influence et d’alliés dans l’Administration, dans les partis politiques et jusque dans l’antichambre du pouvoir. Impossible de chiffrer leurs activités, mais le trafic de cigarettes rapporterait à lui seul 600 millions de dinars (environ 270 millions d’euros, l’équivalent de 54 % du produit des taxes légales sur le tabac), et celui du carburant dégagerait un montant analogue.

Les trafiquants bénéficient d’un climat d’impunité troublant. En 2014, le chef du gouvernement, Mehdi Jomâa, avait ordonné un vaste coup de filet pour faire tomber six « gros bonnets » de la mafia. Quelques jours après, tous ont été relâchés sans explication par les juges à qui les dossiers avaient été transmis. Autre illustration du laxisme judiciaire : 164 demandes de suspension visant des associations soupçonnées d’activités illicites, de collusion avec le terrorisme ou d’incitation au jihad ont été émises par la présidence du gouvernement depuis 2014. Soixante-quatre demandes de dissolution ont été transmises à la justice. Qui n’en a prononcé qu’une seule. Faut-il incriminer la lenteur proverbiale de la justice ou faut-il y voir le signe d’une collusion avec des intérêts inavouables ?

« La magistrature tunisienne vit sa pire période, estime un avocat, qui refuse, lui aussi, de divulguer son identité. Avant 2011, les choses étaient claires : il y avait les magistrats de Ben Ali – environ 10 % des juges – et les autres, qui essayaient de faire leur travail dans le respect de la loi. Aujourd’hui, la magistrature est politisée à outrance, avec des juges CPR [Congrès pour la République], des juges Ennahdha, des juges Nidaa Tounes, et des juges ayant fait allégeance à des hommes d’affaires louches. La corruption est partout. »

L’Administration en crise
La Tunisie vit une crise de l’État, et son Administration, qui a longtemps fait sa fierté et qui avait tenu le choc pendant la révolution, est aujourd’hui bien malade. Saïd Aïdi, le ministre de la Santé, le reconnaît à demi-mot : « En 2011, lorsque j’ai été nommé à l’Emploi et à la Formation professionnelle dans le gouvernement provisoire, j’ai trouvé un appareil étatique ébranlé, mais l’Administration fonctionnait. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’elle est davantage désorganisée. » Les recrutements massifs, qui ont bénéficié aux familles de martyrs et aux blessés de la révolution, aux prisonniers politiques amnistiés en février-mars 2011, ainsi que les nominations partisanes opérées sous les gouvernements de la troïka ont grippé la machine administrative.

Le nombre de fonctionnaires a augmenté de 13 % depuis la révolution, passant de 580 000 à 650 000. Leur rémunération a connu une accélération encore plus forte, augmentant de 47 %. La productivité a évolué dans le sens inverse. L’État a gagné en effectifs mais perdu en substance. Témoin de dérives condamnables à l’hôpital hospitalo-universitaire Habib-Bourguiba de Sfax, lors d’une visite surprise dans l’établissement, début juillet, Saïd Aïdi a limogé son directeur et nommé un médecin militaire, Chokri Tounsi, pour tenter de redresser la barre. Une nomination « refusée » par le syndicat de l’hôpital. Presque cinq mois après, le conflit dure toujours, et le nouveau directeur s’est parfois retrouvé obligé de se rendre à son bureau… sous escorte policière !

Le mal est profond. Il frappe l’ensemble des ministères, à l’exception de celui de la Défense

Saïd Aïdi et son collègue Néji Jelloul (Éducation) ont le mérite de camper sur leurs positions et de travailler à remettre de l’ordre dans leurs administrations respectives, la santé (90 000 fonctionnaires) et l’enseignement (300 000), qui concentrent près des deux tiers des effectifs des agents de l’État. Leur combat médiatisé contre l’absentéisme et le laisser-aller leur a valu une réelle popularité. Mais le mal est profond. Il frappe l’ensemble des ministères, à l’exception de celui de la Défense.

Pour le constitutionnaliste Slim Laghmani, « la figure du supérieur hiérarchique a été fragilisée par la révolution, par la fameuse injonction « Dégage ! » , car pesait sur lui une présomption de fasad [« corruption »]. Évidemment, ce « Dégage ! » n’est pas venu de nulle part, car Ben Ali avait politisé l’Administration. Cependant, par la suite, beaucoup y ont vu une opportunité et se sont engouffrés dans la brèche. Contester son supérieur est devenu un moyen d’échapper à ses obligations. Aujourd’hui, le pli est pris, certains supérieurs sont tétanisés et ne peuvent plus circuler dans leurs services de peur d’être offensés par leurs subordonnés. »

Le prestige et l’autorité de l’État, ou haybet el-dawala
La notion de haybet el-dawla est difficilement traduisible. Elle renvoie à l’autorité et au prestige de l’État, mais aussi à l’idée de crainte et de respect. Un État respecté, c’est un État fort, qui fait appliquer strictement la loi, impose sa politique sans frémir, se fait obéir, fait montre d’autorité dans sa gestion quotidienne. Or, souligne un ancien ministre, « l’État englobe les trois pouvoirs, l’exécutif, le législatif et le judiciaire ». Cet ex-haut commis de l’État issu du milieu universitaire qui fut en poste du temps de Ben Ali ne mâche pas ses mots. C’est un déçu de l’alternance de décembre 2014 : « La défaillance d’un seul des trois pouvoirs rejaillit sur le prestige de l’État et l’atteint. Aujourd’hui, il n’y a pas un pouvoir pour rattraper l’autre. Le judiciaire est discrédité et le législatif est à peine mieux considéré. L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) offre quotidiennement le spectacle des tiraillements partisans. Le président de la République s’est laissé happer par la crise qui secoue Nidaa Tounes, le parti qu’il a fondé en 2012, en volant au secours de son fils Hafedh. Et le chef du gouvernement, Habib Essid, n’est pas à sa place. Timoré, lymphatique, déphasé, il semble incapable d’insuffler de l’optimisme, de créer l’élan dont le pays a besoin dans les circonstances exceptionnelles qu’il traverse. Les Tunisiens attendaient un homme capable de dire non, à l’instar du regretté Hédi Nouira [Premier ministre entre 1970 et 1980, artisan de la libéralisation et du redressement économique du pays après la désastreuse expérience du « socialisme des coopératives ».] Essid n’est pas fait du même bois, et comme la nature a horreur du vide, face à cette faiblesse de l’État, c’est la centrale syndicale, l’UGTT [Union générale tunisienne du travail], qui fait maintenant la pluie et le beau temps. »

Floués, beaucoup d’électeurs de Nidaa se sentent orphelins et compensent ce sentiment d’abandon en regardant avec des yeux de Chimène le président russe Vladimir Poutine. Un transfert en bonne et due forme : l’autoritaire maître du Kremlin est paré de toutes les vertus qui manqueraient aux dirigeants actuels de la Tunisie…

Et maintenant ?
En réalité, et même s’il est tentant d’incriminer les six gouvernements qui se sont succédé depuis la révolution pour leurs choix populistes ou leur inaction, il faut reconnaître que le système connaissait de sérieux ratés depuis de longues années. « Le ver était dans le fruit depuis 1999 au moins, assène Walid Belhaj Amor, directeur général adjoint du bureau d’études Comete Engineering et spécialiste des politiques publiques. Ben Ali a tué l’Administration en la politisant et en la déresponsabilisant. La haute fonction publique a connu son âge d’or sous Nouira, qui laissait carte blanche aux cadres qu’il avait nommés. Ben Ali, à l’inverse, éprouvait le besoin de tout contrôler, et d’abord le travail de ses ministres, qui ne prenaient aucune initiative sans en référer à Carthage. Peu à peu, ils se sont transformés en simples super-chefs de projet, et les hauts cadres en vulgaires courroies de transmission. Toute imagination a été étouffée, annonçant le règne de la médiocrité. Et l’État a abandonné à elles-mêmes des régions entières en n’assurant plus les services de base. Faut-il s’étonner si elles se soulèvent aujourd’hui ? »

L’État doit réoccuper le terrain qu’il a concédé et s’attaquer de toutes ses forces à la contrebande, car il y a urgence

Que faut-il faire maintenant ? Walid Belhaj Amor – il n’est pas le seul – plaide pour un sursaut patriotique et républicain. La Tunisie doit tirer profit du répit sur le plan du clivage idéologique (le pacte de non-agression conclu entre les modernistes et les islamistes, qui siègent ensemble au gouvernement) pour se réformer réellement. L’État doit réoccuper le terrain qu’il a concédé et s’attaquer de toutes ses forces à la contrebande, car il y a urgence. Et il doit se mettre au service des citoyens.

« Si l’État n’est pas capable de protéger et de défendre les citoyens, alors c’est qu’il ne sert à rien. Comment le respecter dans ces conditions ? Comment ne pas se sentir interpellé et révolté par le drame de ce berger de 16 ans, Mabrouk Soltani, décapité par les terroristes à Kasserine parce qu’il a refusé de collaborer avec eux ? Son exécution sauvage est le symbole le plus tragique de l’échec de l’État, qui est notre échec à tous. »

Source : Jeune Afrique