La Tunisie est piégée par son secteur énergétique

L’économie de l’énergie est un des problèmes dominants de notre époque. Il ne passe pas un jour sans que les manchettes des journaux n’évoquent un sujet relatif aux prix du pétrole, réserves ,stocks, consommation, mix énergétique etc. En Tunisie, le secteur de l’énergie est rarement visité par les économistes qui arrivent difficilement à dégager les problèmes causés par la mauvaise gouvernance de ce secteur .A mon sens, ils ont tort, de croire que l’énergie est un sujet technique réservé uniquement aux géologues.

L’objectif principal de ce billet est d’illustrer, à travers un état des lieux de la place qu’occupe le secteur énergétique dans notre économie, les différents défis à relever pour sortir du piège énergétique. Dans ce qui suit, nous allons placer le secteur de l’énergie dans son cadre économique. Nous analyserons les revenus et subventions pétrolières et la composante énergétique dans la balance courante et les échanges extérieures du pays. Enfin, nous évoquerons les objectifs de la stratégie de maîtrise de l’énergie.

Place de l’énergie dans le budget de l‘Etat
D’emblée , nous pouvons affirmer que la Tunisie est loin d’être un producteur de pétrole aussi important que ses voisins algériens et libyens. La part des hydrocarbures dans le PIB n‘a cessé de se dégringoler passant de 6% en moyenne au cours des deux dernières décennies à 4.5% en 2016.

les revenues : la chute
Les revenus des hydrocarbures occupaient aussi une place importante dans les ressources ordinaires de l’Etat. Ils ont atteint 29% de ces recettes au cours de la période de l’âge d’or des découvertes, avant de fléchir à 13% ces dernières années. Les recettes pétrolières assurent en moyenne 1,6 % de la pression fiscale totale estimée à 21%. L’argent du pétrole a bien servi à financer 56% des investissements publics au cours de la décennie 70-80 pour baisser à 27% dans la décennie suivante afin de se stabiliser à 13% ces dix dernières années.

Malheureusement, les revenus pétroliers n’ont augmenté que de 10% en moyenne au cours de la période 2004-2014. Alors que les subventions connaissaient une montée vertigineuse enregistrant une hausse moyenne de 27% par an ,et un pic de 3 milliards de dinars en 2013 plaçant le déficit budgétaire à 6.9% seuil rarement atteint par le pays. Le taux de couverture des dépenses de subvention par les recettes des hydrocarbures est tombé à 44% en 2016 après avoir atteint 72% entre 2004-2010 augmentant l’inquiétude des trésoriers de l’Etat.

les subventions : la chasse au gaspillage
La Tunisie n’échappe aux ‘normes internationales’ montrant que les subventions profitent plus aux riches qui consomment plus de produits énergétiques qu’aux pauvres. D’après l’étude du FMI avec une petite nuance pour certains produits et strates de la population concernée. Les 20% des plus riches perçoivent 67% des subventions allouées aux essences et au pétrole lampant et le gaz oïl détournés pour usage commerciale. Ils touchent 60 % des subventions au diesel. Quant aux ménages aux revenus les plus bas, ils ne bénéficient que de 2% des subventions allouées à l’essence et au diesel. Au niveau de l’électricité, les ménages aux revenus les plus bas bénéficient de 13% des subventions, contre 29% au profit des ménages aux revenus les plus élevés. Pour être précis, au niveau des carburants.

Il faut rappeler que le tunisien ne consacre que 5% en moyenne de ces dépenses à l énergie réparties entre 9% pour la classe à revenu inférieur à 500 dinars et 3% pour la quintile supérieur à 4000 DT. Pour l’ensemble des subventions, la classe à revenu plus élevé bénéficie de 139 DT de subventions par tête et par an contre 62 DT par tête et par an pour la classe la plus pauvre.

En d’autres termes, les 627 mille ménages les plus démunis reçoivent 162MDT de subvention par an , alors que les 400 mille ménages les plus aisés ne touchent que 118MDT. Les produits qui reçoivent le plus de subventions sectorielles montrent que le montant global de la subvention profite plus au secteur résidentiel qui accapare 49% des subventions, quant à l’industrie et le transport, ils ne reçoivent successivement que 31% et 11% du reste de l’enveloppe.

Pour faire face à cette situation, la banque mondiale a suggéré aux autorités tunisiennes, la refonte du système de subvention. Deux solutions ont été proposées d’abord la suppression des subventions des produits pétroliers, ensuite leurs éliminations progressives.

L’effet de ces reformes à réaliser sur cinq ans (2014-2018) boostera la croissance de 0,21% pour la première hypothèse et résultera essentiellement de l’évolution des investissements de 12,5% et d’une baisse moyenne de 48% du déficit public. Toutefois, les effets seront moins sensibles aux réformes du GPL et du gaz et de l’essence.
Depuis 2016, le gouvernement a opté pour une nouvelle formule des prix relatifs aux trois produits de forte consommation en l’occurrence l’essence sans plomb, le gaz oïl et le gaz oïl super. Il s’agit de faire participer le consommateur à l’effort de réduction de la subvention chaque fois que l’augmentation trimestrielle des prix à l’importation évolue entre 1-5 % c’est le consommateur qui subit cette différence.

Place de l’énergie dans la balance de paiement
Depuis longtemps, l’énergie occupait une place importante dans les échanges du pays avec les différentes nations. A l’échelle mondiale, la part des combustibles et des produits des industries extractives dans le total du commerce de marchandises est de 22%, occupant ainsi la deuxième place après les produits manufacturés avec 70% du part du marché. En Tunisie, depuis 2001-2015, nous avons identifié la prédominance des hydrocarbures dans les exportations selon le régime général du commerce extérieur. Les importations de ce bien, se sont accélérées occupant la troisième place (18%) après successivement les matières premières (30%) et les biens de consommation (23%). En poussant notre analyse sur la place réelle que peut occuper l’énergie dans la balance de paiement du pays, il s’est avéré que les transactions avec l’extérieur des hydrocarbures détiennent une place beaucoup plus importante qu’on croyait.

En effet, l’énergie est présente dans toutes les opérations des échanges avec l’extérieur portant soit sur des biens; soit sur des services; soit sur des capitaux. De ce fait, nous avons pu extraire le bien énergie de la balance commerciale, de celle des services car le pays profite d’une redevance sur la gaz et le pétrole algérien transitant par son territoire, aussi l’énergie est fortement présente dans le revenu de facteurs comme dépenses des entreprises étrangères pétrolières en rapatriant leurs bénéfices et dividendes, et finalement en tant que recettes enregistrées dans la catégorie des transferts publiques reçues pour payer leurs impôts à l’autorité concèdent

La balance courante énergétique

Schématiquement, l’évolution du solde courant des cinquante dernières années’1966-2015’ peut être structurée en deux grandes périodes.

Entre 1966 et 1993, le solde courant énergétique moyen était largement positif et représentait 3% du PIB culminant à 8% en 1981, lorsque les prix du pétrole ont atteint les 34$ le baril. Il est resté longtemps excédentaire jusqu’à 1993, suivant un trend haussier dicté essentiellement par l’évolution positive de prix international du pétrole et du solde énergétique. Les ressources énergétiques du pays sont estimées à la fin de cette période à 5,6 Mtep dégageant un solde moyen de 2 ,7 Mtep entre 1980 et 1992. Au cours de la même période, l’énergie couvrit en moyenne 42% du déficit courant global. Ce qui témoigne de l’effet modérateur important de cette composante énergétique sur la balance du paiement du pays. En revanche au cours de la période 1994 et 2016, le solde courant énergétique entre en déficit continu qui commence à peser lourdement sur les comptes extérieurs du pays. En ampleur, il culmine en 2014 avec un déficit record de 4,5% du PIB.

Le déficit commercial a pesé lourdement ce résultat. En effet, les exportations énergétiques ont suivi un trend souvent baissier impacté par le déficit énergétique grandissant, les importations ont fui en avant, creusant dramatiquement la balance commerciale.

Cette dépendance pèse lourdement sur les équilibres économiques et financiers du pays et sur ses opportunités de développement.

Ce constat, nous amène à s’interroger sur le degré de vulnérabilité de notre balance courante, d’abord aux chocs pétroliers ensuite à la finitude des ressources disponibles du pays estimées à 132 Tep soit 17 ans de production au rythme actuel. Le taux d’épuisement des gisements du pays est de 6%/an impactant fortement le solde énergétique qui a atteint 3,7 Tep en 2014. Le taux d’indépendance énergétique est passé de 73% en 2010 à 53% en 2016. A notre sens, notre seul salut passe obligatoirement par la maitrise de la consommation de l’énergie durant les deux prochaines décennies en mettant en évidence la nécessité de transformer notre système énergétique sur la base de deux actions prioritaires : Le renforcement de l’efficacité énergétique et le recours aux énergies renouvelables.

Maîtriser la consommation énergétique
Depuis le milieu des années 80, la Tunisie s’est engagée dans une politique d’efficacité énergétique. Cette politique vise à relever trois principaux défis :

  1. L’approvisionnement énergétique du pays au moindre coût.
  2. L’amélioration de l’indépendance énergétique.
  3. La contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

L’efficacité énergétique est devenue l’un des principaux piliers de la stratégie énergétique Sur la période 1990–2011, la consommation d’énergie primaire a connu une progression de 3%, alors que le PIB a connu une progression de 4% sur la même période. La déconnexion entre croissance économique et consommation d’énergie s’est traduite par une baisse de l’intensité énergétique du pays. Sur la période 1990–2014, l’intensité énergétique a connu une baisse annuelle de 1%. Sur les traces des grandes nations, la Tunisie a décidé de changer son paysage énergétique d’ici l’an 2030.

Les objectifs de la stratégie de maîtrise de l’énergie

  • Une réduction de la demande d’énergie primaire de 17% en 2020 et 34% en 2030, par rapport au scénario tendanciel.
  • Une part des énergies renouvelables hors biomasse dans la consommation finale de 7% en 2020 et 12% en 2030.
  • Une réduction des émissions de gaz carbonique (CO2 ) de 48% en 2030.
  • La production d’électricité d’origine renouvelable doit atteindre 30% en 2030.

Conclusion
En guise de conclusion, il m’a semblé instructif et utile de lever le voile sur les dangers liés à l’énergie si aucune action gouvernementale n’est prise à temps. Notre analyse a montré que la Tunisie est de plus en plus piégée par son secteur énergétique. Afin de ne pas reproduire la fameuse image du billet de banque traînant sur un trottoir très fréquenté sans être ramassé, je crois qu’il est temps pour que les responsables revisitent le secteur et améliorent sa gouvernance. Que l’on ne se trompe pas sur mes intentions, le but n’est pas de dénoncer. Il se veut au contraire une contribution positive à la révision de la politique de l’énergie en Tunisie.

Pr Nouri Fethi Zouhair
Avec MAC SA