Interview de Yassine Brahim : L’économie tunisienne est une économie « low cost »

Le ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, Yassine Brahim, nous a accordé une interview, mercredi 28 octobre 2015, pour discuter du travail de son ministère, des perspectives d’investissements étrangers en Tunisie et du code d’investissement. Il nous a livré son analyse sur l’actuel gouvernement ainsi que la position d’Afek Tounes, dont il est président. Interview.

Vous avez récemment été à Londres pour assister au forum du commerce et de l’investissement entre le Royaume-Uni et la Tunisie, mais aussi à Stuttgart à l’occasion du forum économique Tuniso-Allemand. Les opportunités d’investissement sont-elles bonnes ?
La mission de « promotion » du pays auprès des investisseurs nationaux et internationaux est assurée par le département en charge de l’investissement. Des forums d’affaires sont toujours organisés soit par la FIPA (Agence de Promotion de l’Investissement Extérieur), soit par nos ambassades qui ont un rôle de diplomatie économique, soit encore par les organisations patronales et notamment la CONECT ou l’UTICA. C’est justement cette dernière qui a organisé le forum de Stuttgart en coopération avec la chambre arabo-allemande. Y étaient présentes des entreprises allemandes déjà installées en Tunisie ainsi que des sociétés désireuses d’investir dans le pays.
A Londres c’était différent. Il s’agissait d’une initiative de notre ambassadeur à Londres où des entreprises organisent ce genre d’événements et trouvent les sponsors. En marge du forum, nous avons effectué un ensemble des rencontres dont celles avec des députés et des membres des chambres arabes présents sur place. Nous avons profité de l’occasion pour les informer de nos programmes et réformes mais aussi pour avoir leurs opinions concernant leur perception actuelle de l’image de la Tunisie.

Direz-vous que les investisseurs étrangers s’intéressent encore à la Tunisie ?
Les investisseurs s’intéressent à la Tunisie mais pas nécessairement en tant que marché. La Tunisie pourrait, en effet, être considérée comme un hub économique pour relier l’Afrique du nord à l’Orient ou à l’Europe. Plusieurs sociétés commencent à s’intéresser à la Tunisie suivant cette logique. Conscients de cela, nous avons beaucoup insisté sur ce point dans la note d’orientation parce que l’un des avantages de la Tunisie et d’être bien placée pour constituer un hub.

Qu’en est-il des alertes émises par plusieurs pays européens contre la destination Tunisie. Pensez-vous qu’elles seront révisées prochainement ?
Ce qui s’est passé cette année avec les événements tragiques du Bardo et de Sousse ne simplifie pas les décisions des investisseurs. Ces derniers préfèrent un pays stable sécurisé et se demandent s’ils ne risquent pas de regretter leur décision d’investir ici. Les investissements étrangers sont en croissance cette année par rapport à l’année dernière, mais nous avons cependant senti un ralentissement du flux d’intérêt depuis l’attentat de Sousse. Les gens comprennent que la Tunisie n’est pas en guerre civile, ils n’ont pas peur pour leur peau mais ce sont plutôt les assurances qui grimpent exponentiellement quand il y a une recommandation de voyage aussi négative. Nous nous battons donc diplomatiquement pour convaincre les pays de reconsidérer leur position à ce sujet.

La bonne nouvelle c’est que nous avons fait preuve d’une transparence reconnue et positive et les pays du G7 se sont engagés à nous aider financièrement avec du matériel et des programmes de sécurité. Et cela va contribuer à diminuer ces alertes. J’espère seulement que ces drames cesseront et que cette période d’accalmie va durer.

Le nouveau code d’investissement est à l’ordre du jour. Comment agira-t-il pour encourager la création de projets, améliorer la compétitivité, booster la création d’emplois et faciliter la tâche des investisseurs ?
Le code d’investissement actuel a fait son temps et il commence à vieillir et à atteindre ses limites. Il date quand même de 22 ans et a été amendé plus de 130 fois. Si les résultats dans certains secteurs sont bons, d’autres en revanche sont mitigés, notamment en matière de développement régional où, malheureusement, malgré toutes les incitations, nous n’avons pas réussi à développer efficacement nos régions. Cela est dû au fait que l’infrastructure n’est pas assez bonne pour relayer ces régions à la côte ou au port.

Le code compte quatre axes, à commencer par l’accès au marché. Nous allons, en effet, vers une ouverture plus importante de l’économie tunisienne, aujourd’hui surprotégée. Sur le marché local, par exemple, nous avons plus de 160 activités soumises aux autorisations et 138 soumises aux cahiers des charges. Aujourd’hui, l’accord de libre échange avec l’Union européenne est en négociation et il faut qu’il y ait une réciprocité dans l’ouverture de toute économie.

Concernant les investisseurs étrangers qui ne connaissent pas forcément le pays et ses lois, nous avons pensé qu’il est important que ceux-ci comprennent, en lisant le code, qu’ils sont traités de la même manière que les investisseurs tunisiens. Ainsi, un chapitre mentionne les droits et les devoirs des investisseurs. Le code d’investissement permet aux investisseurs tunisiens de s’informer sur les conditions et les subventions. Aux investisseurs étrangers, il les renseigne sur le cadre juridique et, notamment, la loi du travail. Ces derniers souhaitent, souvent, faire un transfert de technologies et amener des cadres et des experts pour former les Tunisiens sur place. Nous sommes limités à 4 cadres aujourd’hui dans nos lois sur les activités totalement exportatrices et nous allons les ramener à 10.

Notre économie, aujourd’hui, est une économie « low cost ». Une économie qui n’est pas suffisamment orientée sur la valeur ajoutée. Nous souhaitons donc faire primer la valeur ajoutée, l’innovation et la créativité. Les brevets aussi seront encouragés et subventionnés pour que l’économie soit plus compétitive. L’idée étant qu’il faut plus de valeur ajoutée pour être compétitifs dans un contexte de mondialisation qui nous impose de l’être.

Qu’est ce qui est prévu aujourd’hui en matière de développement régional ?
Le développement régional est compris dans le troisième axe. Nous avons établi une carte de la Tunisie comportant un indice de développement régional par délégation. Cet indice servira de formule systématique pour évaluer les incitations à accorder à chaque délégation. Par exemple, les délégations qui sont classées entre 200 et 280 vont avoir beaucoup plus d’incitation que celles qui sont classées entre 100 et 150.

Enfin, le quatrième axe est en rapport avec l’économie verte. Notre économie a fait beaucoup de mal à l’environnement. Le code d’investissement encouragera donc tout projet, prenant en considération la dimension développement durable.

Vous avez été auditionné par la commission des Finances au sein de l’ARP, le 28 octobre. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L’ARP représente évidemment le pouvoir législatif. Il ne s’agit pas vraiment donc d’une audition, mais plutôt d’aller présenter des projets de loi et là le projet de loi sur le budget va être étudié par l’Assemblée.

Quelles sont les grandes lignes du plan stratégique de développement quinquennal pour les années 2016-2020 ?
Il s’agit d’une loi qui passera à l’ARP en début de l’année prochaine dès qu’elle sera finalisée. Tous les députés participent à ce plan selon leurs régions. Dans les 24 régions il y a des commissions qui y travaillent, certaines d’entre elles sont présidées par des députés. La première étape du plan quinquennal, celle du diagnostic, est terminée. Là, on travaille sur les 5 prochaines années. Les priorités de chaque région et de chaque département constitueront la seconde étape. La dernière étape est la plus difficile. Il s’agit de celle des arbitrages qui se déroulera du 15 décembre jusqu’à fin janvier. Nous comptons finaliser ce plan, dans sa globalité, en février, et de le soumettre à l’approbation du conseil des ministres.

De nombreuses critiques ont été adressées au gouvernement de Habib Essid qu’on accuse d’avoir « des mains tremblantes ». Qu’en pensez-vous ?
C’est un vaste sujet parce que les problèmes du pays sont nombreux. Si on va trop vite, on risque de faire des dégâts et si on avance lentement, on nous accuse d’avoir les mains tremblantes. Disons que le contexte est ce qu’il est, c’est à dire un environnement politique stable mais qui passe parfois par des phases d’instabilité au sein des partis ou de l’ARP.

Pour le gouvernement, dès qu’il s’agit d’un projet de réforme, les choses deviennent compliquées. En effet, il faut un minimum de consensus pour parvenir à un accord au sein des partis du pouvoir. Il faut donc prendre le temps de s’arrêter sur les projets et de se mettre d’accord avant de passer à l’étape suivante. Les députés ont aussi leurs opinions, concernant les lois votées au parlement, ça prend donc du temps. On ne décide pas de faire une loi aussi rapidement qu’avant. C’est le prix de la démocratie qui engendre forcément une certaine lenteur. Le fait du Prince est fini. Dans un système démocrate, il y a des règles de fonctionnement qui prennent du temps, surtout quand il est naissant et que la machine n’est pas encore rôdée.

Dans quel état avez-vous trouvé le ministère du Développement et de la Coopération internationale à votre arrivée ?
L’administration a beaucoup souffert les 3 dernières années et a été malmenée et pas seulement dans ce ministère. Cela s’est traduit par la fuite des cadres performants, et ceux qui sont restés étaient un peu en état de frustration.

De son côté, ce ministère possède quelques particularités, c’est qu’il a été décomposé en ministère de Développement régional, puis ministère d’Investissement séparé de la coopération internationale etc. Ces chamboulements organisationnels ont certainement créé des tensions. Aujourd’hui nous avons réussi à stabiliser les choses, pour pouvoir aller de l’avant.

Quels projets réservez-vous à votre département ?
L’administration est le grand problème aujourd’hui. En matière de rémunération, l’écart entre la fonction publique et le marché privé est devenu trop important. Trop important pour que l’administration soit capable de garder suffisamment de bons profils en son sein, ou d’injecter de nouveaux profils expérimentés du secteur privé. C’est pour cela que l’une des réformes sur lesquelles nous avons beaucoup insisté, c’est ce statut de la haute fonction publique. Nous pensons que, pour réformer le pays, il faut des hommes et des femmes entrepreneuriaux capables d’être la locomotive de cette réforme.

Qu’en est-il du parti Afek Tounes ? Comment se porte-t-il après votre prise de fonction au sein du gouvernement ?
Le parti se porte plutôt bien. Les gens commencent à identifier ce qu’est le social-libéralisme que prône Afek Tounes. Nous sommes dans une coalition gouvernementale et nous assumons et défendons notre position dans cette coalition. Par ailleurs, chaque parti a sa liberté et nous avons rencontré quelques divergences avec nos amis d’Ennahdha et de Nidaa Tounes sur la magistrature, par exemple. Nous avons finalement réussi à trouver un équilibre.

Globalement, je pense qu’Afek Tounes commence à être assez bien identifié. Nos militants sont parfois frustrés, parce qu’ils ne sont pas contents du travail gouvernemental et du fait que le parti soit minoritaire dans le gouvernement. Nous, les leaders d’Afek, devons donc beaucoup d’explications à nos militants sur l’importance de cette coalition et de ses réformes. Il est évident qu’Afek Tounes, qui a toujours été dans la construction, ne peut ne pas être acteur de cette étape.

Aujourd’hui, le parti ne cesse de s’agrandir. Je suis moi-même président et Faouzi Ben Abderrahmen a été élu secrétaire général.

Certains blocs parlementaires ont critiqué les récentes nominations et ont menacé de retirer leur confiance au gouvernement Essid. Quelle est la position d’Afek ?
Akef Tounes a été le premier à réagir. Le parti et le groupe parlementaire ont été très surpris par la nomination des délégués, et surtout de ne pas trouver les critères présentés par le président du gouvernement et le ministère de l’Intérieur qui étaient basés sur la compétence, l’expérience dans l’administration et l’indépendance. Nous nous sommes entretenus avec le ministre de l’Intérieur et le chef du gouvernement à ce sujet. L’objectif n’est pas de viser des personnes, mais on ne peut aller vers des élections municipales alors que la plupart des délégués qui vont gérer les municipalités ne bénéficient d’aucun consensus. Nous avons été ravis de voir que les autres partis se sont ralliés à la cause et que le gouvernement a réagi dans le bon sens par rapport à cela.

Emna Soltani et Myriam Ben Zineb
BusinessNews